FILM 2021 – POETRY DAY – CENTRE POMPIDOU PARIS

FILM 2021 – POETRY DAY – CENTRE POMPIDOU PARIS
Bérengère Chicouène

Durant l’été austral nous avons réalisé de superbes images, tournées sur l’île de la Réunion, écrit des textes… il nous a fallu cependant nous éloigner de la forme et de l’esthétique documentaire qui paraissait se dessiner, pour entamer un dialogue avec le poète.

Ce film se veut être une “chanson sans geste” à propos de Charles Baudelaire, poète qui, à l’âge de vingt ans, voyagea dans l’Océan Indien, entre Madagascar et l’île Maurice, jusqu’à l’île de la Réunion où il fut sidéré et où son œuvre se fonda ; mais à propos aussi de ses héritiers, fourmillants, turbulents et post-exotiques, qui ne l’eurent pas suivi sans ce voyage initiatique et qui chuchotent, psalmodient, pensent et hurlent la rage du poème ; et encore à propos d’une certaine Absente, que l’on a dit « Muse Noire », Jeanne Duval – laquelle, en disparaissant de l’Histoire, des tableaux, des tabloïds et des écrans, ne faisait que promettre les conditions de son retour, hors toute carte postale.

Produit pour le Baudelaire Poetry Day (Centre G. Pompidou) en 2021.

Sur les fleurs tropicales

Gloses ultrapériphériques pour Il appelait ça les épaves

Par Cédric Mong-Hy

Dans son Baudelaire, Sartre avait en une fulguration résumé ainsi la vie du poète :

« Dès [18]46, il a dépensé la moitié de sa fortune, écrit la plupart de ses poèmes, donné leur forme définitive à ses relations avec ses parents, contracté le mal vénérien qui va lentement le pourrir, rencontré la femme qui pèsera comme du plomb sur toutes les heures de sa vie, fait le voyage qui fournira toute son oeuvre d’images exotiques. »

C’est le portrait d’un Baudelaire qui, à vingt-cinq ans, a déjà consumé presque toute sa vie, brûlé par le sel et le soleil saturnien.

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Lorsque Baudelaire débarqua sur le rivage de La Réunion, alors île Bourbon, le 19 septembre 1841, il était un jeune dandy déluré dont les frasques parisiennes avaient irrité le général Aupick. Il avait navigué sur un vaisseau au long cours, le Paquebot des Mers du Sud, un nom que le cliché exotique aimerait voir comme programmatique. D’une certaine façon, Baudelaire contribua effectivement à forger et à entretenir ce cliché en colportant comme tant de voyageurs d’alors les stéréotypes de l’univers subtropical et des beautés créoles. Mais il ramena aussi avec lui, en lui, l’envoûtement lié à ce périple décisif, sans lequel sa poésie aurait été toute différente.
Ce charme est encore un impensé, une tache aveugle : dans les biographies de Baudelaire, son passage dans l’archipel des Mascareignes occupe à ce jour une place pour ainsi dire anecdotique. Pourtant, qui se rendrait sur ces îles et y lirait ou relirait Les Fleurs du Mal pourrait avec quelque clairvoyance comprendre que ces fleurs sont de nature tropicale.

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On ignore quasiment tout de son séjour à La Réunion. On sait à peine où il se rendit durant les quarante-cinq jours qu’il vécut là : il arriva en rade de Saint-Denis, passa quelques temps à Hell-Bourg (dont le nom ne put que le séduire), au coeur du cirque de Salazie, et se rendit peut-être sur la côte sous le vent, à Saint-Paul. Étrangement, Baudelaire ne laissa que très peu de témoignages de son voyage. L’un, célèbre et contradictoire, a jeté le flou dans les recherches des historiens de la littérature, à savoir cette «confidence » que Baudelaire aurait faite à Leconte de Lisle, originaire du Bernica, dans les Hauts de Saint-Paul : « Je n’ai jamais mis les pieds dans votre cage à moustiques, sur votre perchoir à perroquets. J’ai vu de loin des palmes, des palmes, des palmes, du bleu, du bleu… » Il y a là un mystère, un charme j’ai dit, et ce silence fait gonfler la rumeur : je me suis laisser dire que, selon quelques érudits insulaires, Baudelaire aurait eu un comportement tel qu’il avait tout intérêt à se taire et à mentir…

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A la fin du XIXe siècle, une polémique littéraire peu connue sur le continent européen agita les îles soeurs des Mascareignes : des critiques de Maurice et de La Réunion se disputaient le lieu dont Jeanne Duval était originaire ; dans leur esprit, cette métisse ne pouvait être que d’une île lointaine. On dit de nos jours qu’elle viendrait plutôt des Caraïbes, peut-être de Haïti. Que la belle soit des îles, voilà ce qui importe semble-t-il, et ce n’est malheureusement pas une étrangeté d’antan. Pour définitivement contrarier cette bêtise atmosphérique, il serait heureux qu’on découvrît qu’elle naquit en fait en Moselle ou dans les Alpes suisses.

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Le cliché exotique, aujourd’hui, mute. La carte postale n’a plus d’usage, elle s’est transformée en un objet suranné dans le mouvement même où elle s’est surexposée. Fini du cadre javellisé auréolant le sublime, fini de l’image même de l’ailleurs ; le miroitement du spectacle infini s’épuise. Il nous reste dès lors un vide annoncé : « des cocotiers absents » et leurs « fantômes épars » (« A une Malabaraise »), reliquats d’un passé dilaté dont nous cherchons encore à comprendre les effets.